« Le numérique est plus qu’un outil, ce sont des usages, une culture. »
Jean-Michel Perron, ancien directeur R&D usages chez Canopé, parle de la pratique concrète du numérique en classe.
Mon intérêt pour ces enjeux vient des évolutions de la société et de la technologie. J’ai débuté en tant qu’enseignant en 1985, un an après le plan « Informatique pour tous ». C’était l’époque des salles informatiques, où les élèves devaient passer chacun leur tour, avec un temps donné sur un ordinateur. C’était la première fois que je me retrouvais confronté à une nouvelle technologie qui se contentait, à cette époque, de dispenser un enseignement classique avec de nouveaux outils.
Dix ans après, c’est l’arrivée d’Internet. Je travaillais dans la Vienne, département qui avait fait le choix d’équiper toutes les écoles primaires d’un ordinateur connecté au web. Le premier été, je me suis donc entraîné en faisant le site web de l’école. Je me suis formé, puis j’ai été embauché comme formateur et webmestre de l’académie de la Vienne.
J’ai aussi beaucoup lu sur la sociologie des usages, des éléments scientifiques, pour acquérir des clés de compréhension sur les transformations techniques et leurs impacts sur la société. C’était une source de motivation permanente.
Le deuxième élément, c’était de répondre à la question : « Est-ce que ça aide les enfants à mieux apprendre ? ». Cette question était vraie dès 1984 et le reste aujourd’hui ! Les nouveaux outils ont transformé certains enjeux, mais les questions de fond restent les mêmes, d’autant plus avec la mobilité numérique.
Au début, nous avions des salles informatiques, avec des ordinateurs le long des murs. Maintenant, on se pose toujours la question de l’organisation des classes avec les appareils numériques : comment faire quand les élèves sont à distance, comment penser l’espace ?
Ça s’est fait par la prise de conscience que le numérique changeait les pratiques culturelles et les pratiques d’apprentissage. Le numérique est plus qu’un outil, ce sont des usages, une culture.
Il y a donc eu des créations de postes à profils dédiés au numérique. On a demandé à des personnes qui avaient une appétence numérique de prendre en charge des formations, la gestion de tout ce qui tournait autour du digital. L’État et les rectorats ont pris le secteur en main en créant la sous direction des TICE, qui est devenue la DNE.
Il faut remonter aux années 1930 à 1950 pour contextualiser ce type de structuration publique. À cette époque, l’État regroupe les bibliothèques, phonothèques, filmothèques, tous les instruments disponibles pour l’éducation et axés sur l’audiovisuel comme autre outil d’apprentissage. Au fil des années, les services changent de nom, se regroupent, se séparent. L’idée première reste de mettre à disposition des enseignants toutes les ressources pédagogiques pour les aider à élargir le champ pédagogique.
Par définition, il y a toujours une conscience des évolutions technologiques, qu’il s’agisse de la télévision, de la radio scolaire, les diapositives, etc. Le Centre national de documentation pédagogique (CNDP) regroupe tout ça.
En 2014, dans cette continuité, le réseau Canopé voit le jour, regroupant 31 établissements publics et le CNDP. Les missions s’axent sur la recherche et l’innovation. Ces deux dernières années, le programme a évolué. Tout en le gardant, on met un peu de côté l’aspect éditorial pour s’orienter vers la formation des enseignants au numérique et à la transformation des usages.
Je suis entré au CNDP en 2004 et les évolutions constantes de la société, de la technologie ont toujours eu pour effet de nous questionner sur le rôle de cette structure et du service à fournir aux usagers.
La crise sanitaire a elle aussi apporté son lot de nouveaux questionnements. Canopé a réagi très vite en produisant plus de 1000 formations pour les enseignants dans les semaines qui ont suivi le premier confinement. Ça a renforcé l’idée que c’était le bon réseau pour accompagner les enseignants. N’oublions pas qu’il y a aussi des lieux physiques en plus des contenus en ligne.
Le ministère de l’Éducation nationale a confié la question des usages au CNDP en 2004. Il s’agissait d’un programme pour comprendre si les enseignants s’appropriaient ou non les nouveaux outils et le cas échéant, comment. Ce sujet a été repris très tôt par Canopé. Il faut donc recueillir les retours du terrain pour mieux partager les informations à tous les services, des usages à la gestion de l’espace dans les établissements scolaires.
Cela a conduit à la création d’une équipe de chercheurs spécialisés dans les usages, à des partenariats avec des universités, etc. La nécessité de s’appuyer sur la science dans ce processus de transformation numérique ne fait plus débat.
Des concepts émergent depuis 10 ans, liés aux compétences clés du XXIème siècle. Mais il y a encore une dichotomie entre ce qui se passe sur le terrain, en classe, et ce qui se dit au ministère, sur le papier. Le consensus, c’est qu’il faut collaborer, mais je ne suis pas sûr que tout le monde sache vraiment ce que ça implique.
L’idée de co-construction, de collaboration, est une vraie tendance, mais de là à ce que ça se transforme en pratique, il y a encore du chemin.
Le problème selon moi, c’est que nous sommes encore dans une organisation trop centralisée, trop hiérarchisée. Le système est très pyramidal, avec des directives qui émanent du ministère, qui s’occupe de tout. Un enseignant doit passer par de nombreuses strates décisionnelles avant d’avoir une validation, ce qui rogne sérieusement la motivation.
Je pense que la crise sanitaire n’a pas changé grand-chose. Certes, il y a peut-être plus de numérique dans les classes, plus d’équipements, mais ça ne change pas la dichotomie entre les discours, les vœux, et ce qui existe concrètement sur le terrain.
Certes, les plans (SNEE et TNE notamment) sont de mieux en mieux faits, de plus en plus précis. Pour autant, il existe encore de vrais soucis liés à l’organisation territoriale de la France. Je ne pense pas qu’on soit tout à fait en capacité de savoir réellement quel est le taux d’équipements dans les collèges, les lycées, les écoles. Entre les régions, les départements, les municipalités, tout le monde ne compte pas les mêmes choses de la même manière. Au niveau des usages, il est difficile d’avoir une vision complète sur les données qualitatives.
Donc ces plans sont intéressants, mais restent des plans d’impulsion, pas de transformation.
Toutefois, il faut aussi garder en tête que nous sommes dans un processus de transformation, qui va durer un moment. Il ne faut donc pas aller trop vite en besogne : pourquoi déjà parler de métavers alors que l’usage des tablettes n’est pas encore tout à fait assimilé, par exemple ?
Je pense qu’aujourd’hui, des équipements bien choisis, qui correspondent à des usages et actions bien ciblées, sont suffisants.
Il existe plusieurs modalités pour les enseignants :
- participer aux projets existants aux niveaux nationaux, académiques ;
- rejoindre l’une des nombreuses associations de profs, un canal qui fonctionne très bien et qui est très populaire ;
- se tourner vers le réseau Canopé, qui soutient les enseignants et leur donne des aides pour se former, pour emprunter du matériel, trouver des ressources.
Quand on commence un projet numérique, l’idée c’est de le faire de manière progressive. Il ne faut pas se dire qu’on va rapidement devenir expert ! Aujourd’hui, les outils à disposition des enseignants sont des couteaux suisses, qui permettent plusieurs choses à la fois, donc il est nécessaire de prendre le temps de se les approprier.
Bien sûr, il reste le problème de l’iniquité territoriale. Concrétiser son projet numérique sera plus facile selon que vous vous trouvez dans une collectivité qui possède de nombreux appareils plutôt qu’un secteur chichement doté. La fracture numérique est une réalité qui doit être résorbée.